atrabilaire :
(adj.) qui a rapport à l’atrabile, ou bile noire. Coléreux.
Parfois j’ai l’impression que la
vie met sur mon chemin de petits indices tout pile au bon moment pour relancer
mon chemin de réflexion.
Voila comment en accompagnant super-mamie aux Emmaüs
pour sa rafle mensuelle de romans d’amour bons marchés, je suis ressortie, moi,
avec Le Misanthrope de Molière (édition commentée par G. Gengembre chez Classiques
Larousse ; je précise parce que je vais beaucoup citer ce gentil monsieur
même s’il a un nom ridicule).
Avant ça je l’avoue, bien que connaissant la pièce
de nom j’aurai été bien incapable d’en développer le propos. La misanthropie,
par opposition à la philanthropie, consiste en la haine du genre humain.
Cette pièce de théâtre présente donc un héro du nom
d’Alceste qui faisant partie du noble monde passe la pièce dans la souffrance
de l’hypocrisie mondaine.
Eh bien je dois dire que je n’arrive pas à trouver
cet homme « comique ». Pourtant c’est bien lui qui fait de la pièce
une comédie. Je ne le trouve pas comique parce que je suis lui. Je ressens sa
souffrance. C’est cette vision du monde que je ne peux plus supporter pendant
mes « crises ». Reste à trouver une vidéo de la pièce pour voir si la
gestuelle mais en relief le « comique » du texte….
L’acte I Scène 1 s’ouvre sur un
tête-à-tête entre Alceste et Philinte. Alceste reproche ardemment à son ami d’avoir
fait des ronds de jambes hypocrites à quelque marquis dont il ne se rappelait
même pas le nom… Philinte bien que compréhensif s’évertue à montrer l’impasse
sociale dans laquelle s’évertue Alceste. Tout au long de la pièce le héro se
fait en effet traiter de diable ridicule par tous et doit sans cesse se justifier
de ses colères… en poussant d’autres colères…
« Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir et faire mes affaires.
Etre franc et sincère est mon plus grand talent,
Je ne sais point jouer les hommes en parlant. » Alceste, Acte III
Scène 5
Alceste un
misanthrope ?
Selon l’explication de texte, de
grands auteurs antiques ont déjà fait cas de misanthropes mais l’histoire garderait
principalement Alceste en tête de liste. Cependant sa définition comme
misanthrope est controversée. Rousseau, Diderot, Voltaire, et bien d’autres y
sont tous allés de leurs commentaires. Je cite ici Jean Jacques Rousseau qui
rejoint parfaitement ma pensée.
« Vous
ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste, dans cette pièce, est
un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre,
que l’auteur lui donne un personnage ridicule. […] Qu’est-ce donc que le
misanthrope de Molière ? Un homme de bien qui déteste les mœurs de son
siècle et la méchanceté de ses contemporains ; qui, précisément parce
qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se font
réciproquement et les vices dont ces maux sont l’ouvrage. S’il était moins
touché des erreurs de l’humanité, moins indigné des iniquités qu’il voit,
serait-il plus humain lui-même ? » J.J. Rousseau, 1758.
Fabre d’Eglantine (1750-1794 ;
un sombre inconnu pour moi) s’est amusé à écrire « Le Philinte de Molière
ou la Suite du Misanthrope » dans laquelle Alceste devient un généreux
tribun alors que Philinte est dénaturé, égoïste au cœur sec et aux vues étroites.
Le cœur d’Alceste y est définit comme suit :
« Qu’il regrette mon cœur, et se souvienne bien
Que tous les sentiments dont la noble alliance
Compose la vertu, l’honneur, la bienfaisance,
L’équité, la candeur, l’amour, et l’amitié,
N’existèrent jamais dans un cœur sans pitié. » Alceste,
Acte V Scène 3
Alceste et la
tyrannie du nombre.
p. 168 Aimer les hommes, c’est
vouloir les changer ; vouloir les changer, c’est aller à contre-courant ;
aller à contre-courant, c’est ne pas les aimer. La singularité a des
conséquences politiques (dans le sens social).
p. 12 La hiérarchisation, portée
à son comble par l’absolutisme, implique des règles chargées de maintenir cet
ordre et de distinguer ceux qui y adhèrent le plus complètement. Celui qui
refuse le jeu des apparences, fondé sur l’hypocrisie et la dissimulation, est
doublement coupable : il manifeste son incapacité à s’adapter aux
exigences de la collectivité ; il remet en cause l’idéologie fondatrice.
Dénonciateur, il doit être dénoncé. Renvoyant aux autres leur propre image, la
dévalorisant, il se rend insupportable. On l’enferme dès lors dans sa
marginalité, quitte à la baptiser maladie.
p. 195 Alceste renvoie aux
autres la crue et intolérable image de leur propre égocentrisme. On met
toujours à mort celui qui dévoile la nudité du roi.
p. 180 Tout s’oppose au vœu tyrannique
d’Alceste. Tout et tous s’échappent. Les événements extérieurs, à l’instar d’autrui,
manifestent la résistance du réel à la volonté déréglée d’Alceste. Autrui
refuse de se plier à une exigence contre-nature : se faire autre qu’il n’est.
Alceste se heurte constamment à la force des choses et des êtres.
Alceste et l’amour.
Dans la pièce Alceste est l’amant
de la coquette Célimène. Un amour jugé improbable par le lecteur dès le début tant
Célimène correspond en tout point à ce qu’Alceste déteste.
p. 193 L’ambiguïté réside dans
la contradiction entre ce dictateur moral et la force de sa passion pour ce qui
lui est le plus opposé. Son amour terrifie. Ce n’est pas Célimène qu’il
aime, mais l’image qu’il s’en fait.
p. 182 L’amour d’Alceste pour
Célimène est assuré d’occasionner la plus grande attraction, la plus grande douleur,
la plus grande haine. Il retient provisoirement Alceste dans le monde et
radicalise sa misanthropie à la fois.
p. 180 Les péripéties de la
pièce amènent Alceste à ne voir en Célimène que l’exacte inversion de ce qu’il
voulait qu’elle soit : se prépare alors le retournement attendu de l’amour
exclusif en haine absolue. Sa création, doublement fantasmatique (la Célimène rêvée,
la Célimène haïe), lui échappe forcément. Il reste seul avec sa détestation
universelle.
p. 193 Ce n’est pas aveuglément
que cette passion, car Alceste annonce très tôt l’inéluctable aboutissement. Il
s’agit d’une projection sentimentale, d’une volonté tyrannique et d’une
quête désespérée du bonheur.
p. 194 Il prétend exercer une
domination exclusive sur l’autre. A moins qu’il ne veuille s’aimer lui-même
dans un être qui lui devrait tout, et jusqu’à l’existence ?
L’être et le
paraitre, une histoire de masque.
p.
193 Plus qu’inapplicable, l’idéal d’Alceste contrevient aux conditions mêmes de
la vie sociale.
p. 180 Le Misanthrope expose à
la fois le fondement du pacte social et sa précarité. Chacun est jugé selon
l’adéquation entre son moi et l’image qu’il en donne. « Etre » se
résout en une action continue pour que coïncident la satisfaction personnelle
et la reconnaissance approbatrice d’autrui.
p.
194 Alceste ne s’installe pas dans la convention des masques, ou plutôt il
identifie totalement son apparence avec son être, et révèle ainsi un être
totalement irrécupérable selon les normes sociales.
p.
198 Quelle est la sincérité de Philinte ? Apologie du compromis,
conformité tranquille aux règles, participation discrète à la parade : le
« philosophe » est un adepte résolu du masque. C’est lui qui le
porte le mieux. Personnage lisse, sans passion, il apporte dans la comédie son
honnête médiocrité, qui semble plus le caractériser que l’honnêteté entendue
comme système de qualités et de vertus.
La fin d’un
Alceste.
« Non,
je tombe d’accord de tout ce qui vous plaît :
Tout marche
par cabale et par pur intérêt ;
Ce n’est plus
que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
Et les hommes
devraient être faits d’autre sorte ;
Mais est-ce
une raison que leur peu d’équité
Pour vouloir
se tirer de leur société ? » Philinte Acte V Scène 1
« Trahi
de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais
sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur
la terre un endroit écarté
Où d’être un
homme d’honneur on ait la liberté. » Alceste
Acte V Scène 4
Si l’ont en croit l’explication de texte, l’un des
enjeux de la pièce pour le metteur en scène est de garder sur scène un héro
qui ne pense qu’à fuir le monde au profit « d’un désert ».
Dans ce cas, il est entendu : le désert
mondain à savoir, la campagne. A l’heure actuelle, où même la campagne ne
signifie plus isolement, je pense que la fuite prendrait un tout autre sens
pour Alceste (auto-destruction : d épendances, suicide…).
Pour finir…
Je suis née dans une famille de
Philintes. Mon père et moi sommes des Alcestes…
Lisez Le misanthrope (qui n’en
est pas un au final) et/ou en règle générale les écrits de Molière qui présentent
une impressionnante intemporalité…
p. 11 Au moment de l’écriture du
Misanthrope, Molière a 42 ans. Des cabales politico-religieuses se déchainent à
son encontre. S’ajoutent à cela une brouille avec Racine, la mésentente conjugale,
et la maladie. A la fin de 1665, Molière est un homme à bout : il devient « hypocondre »
ou « atrabilaire ». Sans doute dirions-nous aujourd’hui « déprimé »…